Danser ses racines et ses branches

Entretien

Danser ses racines et ses branches

Saphir Belkheir à propos de Sycomore

Le sycomore est un figuier qui développe plusieurs nouvelles branches quand on en coupe une. C’est une image qui vous a accompagné dans ce projet, pourquoi ?

J’ai attrapé ce mot parce que la figure de cet arbre illustre ma manière de travailler sur la notion de familles choisies, très importante dans les cultures queer. Les branches qui repoussent sont des projections vers le futur pour infiniment faire et refaire des liens. Le tronc soutient ma recherche dans laquelle je me demande : pourquoi je danse comme je danse ? Les racines enfin, ce sont toutes les images que j’ai en tête, les danses que je trouve sur YouTube, des photos que j’ai prises en Algérie, des extraits du film Un peu pour mon cœur et un peu pour mon dieu de Brita Landoff qui m’inspire beaucoup et d’autres références qui me composent.

Vous étendez la famille choisie – des proches sans lien biologique mais ayant la même fonction de soutien – aux ancêtres auxquels on pourrait se sentir affilié. Qui sont celles et ceux qui vous entourent ?

Saphir Belkheir : Dans les communautés queer et de luttes, nous passons par ce processus : on s’invente un entourage, on s’entraide, on s’accompagne. Je me suis dit que j’allais prolonger ça au-delà des personnes vivantes. Pour moi, il y a eu la chanteuse de raï Cheikha Remitti (1923-2006). Ce qui me touche chez elle, c’est son ambiguïté. La première fois que j’ai entendu sa voix étant enfant, je pensais que c’était celle d’un homme et quand j’ai découvert des années plus tard que ce n’est pas le cas, j’ai été fasciné. Aussi, son nom lui vient de sa fréquentation notoire des bars et veut littéralement dire « remettez-moi ça ». Ça en fait quelqu’un hors des clous, à qui je peux m’identifier. Lounès Matoub (1956-1998) occupe une place différente dans ma généalogie fantasmée. Je le connaissais moins bien, il pourrait être comme un oncle éloigné. En allant travailler à la MC93, j’ai vu que le parvis du théâtre portait son nom, j’ai cherché des photos et je pouvais projeter un « air de famille » sur certaines d’entre elles. J’ai été touché de croiser ainsi sa route. Dans cette création, il ne s’agit pas tant de reconnaître l’un ou l’autre à coup sûr. Disons que j’ai ces ancêtres qui m’entourent, je m’imagine leur vie, j’en fait des personnages et il m’arrive même de me brouiller avec elles·eux. Comme dans une « vraie » famille en fait.

« Au début du projet, avec des participants, j’ai aussi pu revenir sur ce que j’appelle les faux souvenirs. Il s’agissait d’investir nos ancêtres rêvés en s’inventant leur vie et en jouant une scène avec nos connaissances éparses du contexte. »

Comment envisagez-vous de faire participer le public à cette histoire ?

Au début, j’ai imaginé une scénographie qui ressemble à une table avec des convives – le public – tout autour. Puis, j’ai eu à cœur que les spectateur·ices m’aident à déplacer des éléments d’un puzzle. Enfin, j’ai eu envie qu’on chante ensemble. Ce qui est resté de tout ça, c’est que j’aimerais que, dans mon récit, tout le monde se sente accueilli et puisse dépasser la posture codifiée de spectateur·rices. 

Vous avez d’ailleurs intégré des moments collectifs de repas à votre recherche.

J’ai toujours aimé recevoir et organiser des grands repas qui prennent du temps et où je propose souvent à mes invité·es de faire des tours de table. Récemment, j’ai suggéré qu’on parle du métier de nos parents et si possible de nos grands-parents. Certains sont remontés plus loin dans leur généalogie et on s’est aperçus qu’il y avait toujours, à un moment donné, un récit d’exil. Le repas est alors devenu un incroyable cours d’histoire-géographie ! J’ai ensuite eu envie de partager ça avec le public en proposant que chacun apporte une préparation qui lui tient à cœur ou une recette de famille. Le goût, comme la musique, sont des puissances évocatrices : ils ont l’un et l’autre le pouvoir de nous transporter directement à un endroit, et je pense que la nourriture permet de créer une connexion plus directe à nos histoires. Au début du projet, avec des participants, j’ai aussi pu revenir sur ce que j’appelle les faux souvenirs. Il s’agissait d’investir nos ancêtres rêvés en s’inventant leur vie et en jouant une scène avec nos connaissances éparses du contexte. Si j’imagine avoir un arrière-grand-père écrivain au Portugal qui travaille dans une petite cabane, quels seront les parfums, les objets, les dimensions, les lumières de cet espace ? Comment je me mets à bouger à l’intérieur ?

« J’ai accepté qu’il y aura des choses que je ne saurai jamais : l’histoire de personnes queer du monde arabe qui ont été effacées par la colonisation, mais aussi les récits de ma famille qui me sont inaccessibles. Je devais me rendre à l’évidence : il m’appartient de remplir ces manques. »

Dans cette généalogie fantasmée, faites-vous aussi une place à la génération qui vient ?

J’ai très envie qu’à l’issue du spectacle, en dehors ou à côté, puisse être diffusé un court-métrage que je réalise en collaboration avec Samir Ramdani. On se demande : comment transmettre ? Quels sont les gestes que je transmets ? Cela m’interpelle, que ce soit dans le fait d’animer des ateliers avec des jeunes ou dans l’idée d’avoir moi-même des enfants.

Quels sont justement les gestes et la danse qui vous constituent ?

J’ai souvent du mal à parler de ça car je ne sais pas exactement ce qui m’appartient. Je suis clairement influencé par tout ce que j’absorbe sur YouTube ou dans les spectacles que je vais voir. Initialement, je suis autodidacte dans ce domaine. J’ai fait plein de workshops, puis la formation DETER, puis un master en recherche et représentation chorégraphique (master exerce de l’ICI-CCN de Montpellier), mais je n’ai jamais pris de cours de technique en danse. Dans mes performances, je crée des protocoles d’improvisation. Aujourd’hui, j’assume de plus en plus de verser dans la poésie, vers une absence de narration. Je m’autorise l’autofiction. Je pense que c’est aussi ce qui me fait danser.

Reconstruire une généalogie avec cette création, est-ce aussi pour vous une manière de combler un manque de représentations historiques des personnes minorisées ?

Récemment, j’ai pris conscience du fait que j’ai de véritables trous de mémoire. Dans le même temps, j’ai accepté qu’il y aura des choses que je ne saurai jamais : l’histoire de personnes queer du monde arabe qui ont été effacées par la colonisation, mais aussi les récits de ma famille qui me sont inaccessibles. Je devais me rendre à l’évidence : il m’appartient de remplir ces manques. Née de cette réflexion, cette création s’est imposée. Avant cela, j’avais fait une performance, Corps-Trop, pensée telle une lettre à moi-même, pour me donner de la force pour faire face à mes doutes. Parce que je suis bien conscient qu’en montant sur scène, j’incarne une représentation du corps queer à l’intersection des minorités de genre et de race, j’ai une forme de responsabilité car il y a encore trop peu de gens comme moi qui ont accès à cet espace. Dans le même temps, je me pose la question de mon droit à la neutralité : est-il possible pour moi d’être sur scène sans porter un discours queer ou décolonial ? Je n’ai pas encore trouvé la réponse à l’équation.

Propos recueillis par Léa Poiré en avril 2024.